"ADIEU A GEORGES LUBIN" PAR THIERRY BODIN

En mars 1996, nous avions dit adieu à Mady Lubin (née Madeleine Lardy) dans une grande église froide de Boulogne. Quatre ans après, les obsèques de Georges avaient lieu dans l’église de Nogent-sur-Marne qui, avec son aspect rustique, rappelait cette église de Nohant où tant de gens pleuraient lors des funérailles de George Sand. Moi aussi, l’avouerai-je, j’ai pleuré comme un veau, tel Flaubert, alors que s’achevaient plus de trente ans d’admiration et d’amitié.

Quand j’ai connu Georges Lubin déjà auréolé de la gloire des quatre premiers volumes de la Correspondance, il avait très gentiment reçu le gamin que j ‘étais, encouragé ses balbutiantes recherches balzaciennes, et ne ménagea par la suite ni conseils ni remarques à ses travaux sandiens. Nous nous retrouvâmes très régulièrement lors des sessions de la Collection Lovenjoul à Chantilly ; j’eus bientôt l’occasion d’apporter ma modeste contribution à la récolte des lettres de Sand ; et les liens d’affection se renforcèrent entre Georges, Madeleine et les «petits Bodin ». Mon admiration ne cessa de croître à mesure qu’avançait la publication de la Correspondance, et que le petit pan de mur jaune s’allongeait dans ma bibliothèque, car, aidé de la seule Mady, en dehors de tout cadre universitaire ou officiel, Georges a mené cet immense travail par la seule obstination d’un homme qui dévoua sa vie à nous révéler celle d’une femme d’exception.

Georges Lubin avait commencé une carrière de professeur, quittée par amour car il ne pouvait vivre éloigné de Mady. Il entra à la Société Générale en 1931, d’où il prit sa retraite en 1964 pour se consacrer enfin au grand chantier entrepris. La banque ne l’a pas empêché de cultiver ses talents littéraires éclos dès seize ans au lycée de Châteauroux : il publia nouvelles et romans, tels La Terre a soif (1934), Changer de peau (1935) ou Maxime Rasquin (1961), dont Jean Gaulmier soulignait les qualités, et maints articles dans des revues diverses, notamment sur les personnalités de son Berry natal, comme Nivet, Naudin, Rollinat ou, bien sûr, George Sand.

Il était né à Ardentes, au bord de la Vallée Noire, à quelques kilomètres de Nohant : le portrait de George Sand ornait la salle à manger de ses parents, les romans champêtres furent ses premières lectures. Au début des années 50, alors qu’il renonçait à entreprendre une biographie devenue difficile après celle d’A. Maurois, il ressentit la nécessité de disposer d’une correspondance qui ne serait plus défigurée ni altérée, mais la plus complète possible, pour comprendre une personnalité aussi riche que celle de Sand. Dès 1952, il travailla d’arrache-pied, forgeant, avec son expérience de gestionnaire, une méthode, un cadre et des outils de travail, dont d’indispensables fichiers, avant de commencer à copier la première lettre du gigantesque corpus quel labeur Georges et Madeleine n’accomplirent-ils pas, pour rassembler les milliers de lettres, les copier à la main en bibliothèque, en librairie, chez les collectionneurs, les dactylographier, recollationner, annoter, puis identifier des correspondants, vérifier des données, en recherches ardues dans les archives, ordonner enfin la matière de ces gros volumes, de leurs annexes, de leurs méticuleux index !

Le premier volume paraît en 1964 (1864, écrit Georges par un amusant lapsus au tome XXIV), puis chaque année apporte sa livraison jusqu’au tome XII en 1976, où l’éditeur Garnier veut arrêter la publication (je me souviens alors du désespoir de Georges et Mady). Il faudra la mobilisation spontanée des lecteurs, relayée par des articles de presse, pour relancer l’entreprise menacée et la mener à terme. Le tome XXIV en 1990 s’achève sur la lettre 17884 ; s’y ajoute en 1991 un tome XXV de Suppléments (1032 lettres) ; en 1995, un autre supplément révèle encore une centaine de lettres.

Ce monument de plus de vingt mille pages est devenu indispensable à qui veut connaître non seulement la vie et l’oeuvre de Sand, mais aussi l’histoire du XIXème siècle, dont elle fut, selon Renan, « la harpe éolienne ». Il fallait une énergie peu commune et un indéfectible amour de George Sand pour rassembler et reconstruire patiemment cet héritage, que complètent quantité d’articles, études et autres ouvrages remarquables, tels le bel album George Sand en Berry (Hachette, 1967), les deux tomes d’Oeuvres autobiographiques et le très riche Album George Sand (Pléiade, 1970-71 et 1973), ou l’édition critique de Tamaris, (1984) aux Éditions de l’Aurore.

C’est bien un renouveau des études sandiennes que provoqua la publication de la Correspondance, attirant vers la femme et la romancière maints lecteurs et amis. Georges a longtemps présidé les Amis de George Sand, soutenu la revue Présence de George Sand, les Éditions de l’Aurore, qui rééditaient les oeuvres sandiennes, les Friends of George Sand aux États-Unis. Il accueillait, maître attentif et bienveillant, étudiants et chercheurs, leur prodiguant sans compter conseils et encouragements: les nombreuses thèses sur George Sand qui ont éclos depuis des décennies lui doivent beaucoup.

Georges Lubin répliquait vertement à ceux qui déformaient la réalité sandienne, colportaient de mauvaises compilations, attaquaient par de faux arguments, affirmaient sans preuves : son érudition avait pour but d’approcher au plus près la vérité, même non flatteuse. Qu’on relise, en tête du tome II de la Correspondance (et aux pages 538-ss), la mise au point sur les lettres de Sand à Musset, pour comprendre combien la recherche littéraire doit avoir pour but l’authenticité.
La leçon que nous donne Georges Lubin est un viatique pour l’avenir : il reste bien des lettres de Sand à découvrir ; Georges lui-même en avait encore rassemblé en vue d’un nouveau supplément ; mais la mort de Mady, puis les maux de l’âge, l’empêchèrent de se remettre à l’ouvrage. D’autres reprendront le flambeau, selon ses volontés.
Ce que disait Victor Hugo devant la tombe de George Sand, je pourrais le paraphraser en pensant à Georges Lubin : je l’ai aimé, admiré, vénéré, car ce qu’il a fait est grand et bon. «De hautes figures disparaissent, mais ne s’évanouissent pas. Loin de là, on pourrait presque dire qu’elles se réalisent. [...] Le travailleur s’en est allé ; mais son travail est fait. »
Thierry BODIN