Bonjour,
Pourriez-vous me donner des détails sur le lien entre George Sand et le Compagnonnage, ainsi que des informations sur son amitié avec Agricol Perdiguier ?
Je vous remercie d’avance.

Réponse de Martine Watrelot

Malgré l'instauration de la Monarchie constitutionnelle, entre 1830 et 1848, seuls 250 000 électeurs mâles privilégiés par la fortune et l’éducation sont citoyens. Les classes laborieuses, privées de tous droits civiques, veulent faire entendre leurs voix auprès des puissants. Alors qu’on les considère comme des barbares, des incultes, les ouvriers luttent pour la reconnaissance de leur dignité, obtenir le droit à l’expression, au travail et tirent parti des grandes réussites du compagnonnage : l’association et l’enseignement mutuel. La baisse des coûts de l’édition aide au développement d’une littérature ouvrière défavorablement jugée : entre le rabot, symbole du monde de l’ouvrier, et la plume, symbole du monde de l’écrivain, les artisans sont sommés d’opérer un choix exclusif. C’est dans la mouvance de cette prise de parole revendicative et poétique que s’inscrit l’écriture d'Agricol Perdiguier, un des trois ouvriers que le suffrage universel (acquis en 1848 pour 9 millions d’hommes) mènera à la députation.

La rencontre

En 1840 George Sand ne s’est pas fait connaître encore comme une amie du peuple. Il n’était donc pas évident que le menuisier Agricol Perdiguier, dit Avignonnais-la-Vertu, partisan de groupement professionnel excluant les femmes, retiennent l’attention de cet(te) écrivain(e) auquel il n’avait guère songé à faire parvenir un exemplaire de son Livre du Compagnonnage. C'est Pierre Leroux qui en recommande à Sand la lecture : paru à compte d’auteur, le petit ouvrage entend dresser un état des divers Devoirs, condamner les entorses à l’idéal de fraternité cultivé par ces sociétés initiatiques et proposer des réformes pour moderniser ces structures fragilisées par les nouveaux modes de production.
Posant le bien-fondé de l’existence du Compagnonnage comme société de secours mutuel, société de moralité et de formation professionnelle, Perdiguier est convaincu de la force de progrès social, économique et moral que présente pour le peuple le modèle compagnonnique bien compris. Enthousiasmée par cet ouvrage, Sand convoque directement Avignonnais-la-Vertu chez elle, à Paris en mai 1840, pour l'encourager à poursuivre son action de régénération du compagnonnage, et soutenir cette écriture en mettant sa plume au service des idées de Perdiguier. Le roman que Sand écrit alors, Le Compagnon du Tour de France, fait date dans l’histoire intellectuelle de cet immense écrivain qui interroge la question sociale par la fiction. Sand entretient avec Perdiguier une relation plus durable qu'avec Leroux (avec qui elle rompra après 1845), et sur une autre modalité : celle de l'écriture.
Perdiguier lui apporte la preuve irréfutable que les pensées de Leroux sur la moralité et les capacités du peuple à s'éclairer - idées devenues siennes désormais - ne sont pas que des chimères ; elle se passionne pour l'histoire des associations ouvrières. L’une des causes du succès constant du Livre du Compagnonnage est de révéler aux personnes étrangères au monde ouvrier ces pratiques curieuses des compagnons. Perdiguier n'est assurément pas le premier à signaler les inconvénients des querelles parfois meurtrières qui dressent les uns contre les autres les membres des Devoirs rivaux (les rapports de police s’en inquiètent beaucoup) mais il assure que ces désordres peuvent cesser.
Par affection profonde pour Lise Perdiguier l’épouse d’Agricol, et par déférence envers le menuisier, ce de manière constante jusqu’en 1855, de manière plus aléatoire ensuite, George Sand va soutenir l’activité littéraire du compagnon devenu professeur de trait et le secourir au besoin. Contribuant pécuniairement à la mise en place, du 16 juillet 1840 au 20 septembre 1840, d'une campagne de publicité bâtie sur un Tour de France effectué en diligence, elle donne à l’ouvrier les moyens de distribuer dans les villes, en deux mois, quelques 500 exemplaires de son livre, voire de les jeter si nécessaire par la fenêtre du véhicule. Il s'agit cette fois de propagande... Le temps qu’il voyage sur le circuit du Tour de France, elle écrit, après s’être assurée auprès de Perdiguier de la vraisemblance de ce qu’elle imagine, un roman dans lequel l’homme du peuple est moral, philosophe, digne d’être aimé d’une aristocrate, membre d’un groupement compagnonnique, Le Compagnon du Tour de France. La romancière mène aussi un travail personnel d'enquête sur le Compagnonnage. Perdiguier est le premier des poètes ouvriers avec lequel la romancière entre en contact, et c’est lui qui va la déterminer à s’intéresser de manière plus décisive à la poésie ouvrière et qui l’engagera à rédiger des articles polémiques sur ce sujet. Sand en effet s'enthousiasme pour les poèmes de compagnons comme Fidèle Laugier, Piron, ou Desbois dont elle citera quelques-uns des vers dans son roman.
Le coup médiatique que vont orchestrer le compagnon menuisier et la femme écrivain, campagne de dénonciation de la violence et de glorification de l’union, va accélérer le processus de reconnaissance par les bourgeois de ces ouvriers, tout en aidant les « Devoirants » à se penser eux-mêmes comme des représentants, non plus d’un groupe, mais d’une classe entière à laquelle ils servent d’exemple.
Le périple que Perdiguier effectue à toute vitesse ne restera sans effet ni sur les compagnons ni sur les écrivains.
Entre 1843 et 1850 en effet, des sommités littéraires vont s’inspirer des écrits de la célèbre femme de lettres et du Compagnon. Flora Tristan, Eugène Sue, Jules Michelet, Alphonse de Lamartine chercheront dans quelques-unes des orientations du Compagnonnage un modèle social, ou transformeront le Compagnon du Tour de France en héros de roman, contribuant ainsi – à la suite de Sand et Perdiguier - au changement de mentalité nécessaire à l’instauration d’une démocratie. Ce qui sera fait par la Révolution de février 1848 qui proclame la Seconde République.
La dimension politique de Sand, pour potentielle qu’elle soit encore, va s’épanouir au contact de l’ouvrier. Les années qui suivent la parution du Compagnon seront pour la femme de lettres celles de toutes les audaces. Ses romans vont désormais interroger l’histoire politique, sonder les possibilités d’alliance de la classe ouvrière et cerner le rôle des sociétés secrètes. Même si son vécu personnel, son enfance notamment, porte l’écrivain à s’intéresser de manière déférente au peuple, c’est la fréquentation de Perdiguier qui va lui permettre de préciser et d’enrichir toutes les problématiques de ce dialogue entre l’artisan et l’artiste qui ne va pas sans forte tension. Entre eux se noue une sorte de dialogue emblématique utile à ce que le Compagnon du Tour de France « réformé » figure le peuple à venir, ce par un jeu à la fois relationnel, idéologique, et publicitaire. L’échange entre l’artisan et l’artiste contribuera à modifier le projet de chacun des deux protagonistes sur les bases d’un contrat, tacite entre eux, polémique dans ses fins. Perdiguier, vraisemblablement acquis aux idées républicaines, en marge des Devoirs traditionnels, systématise encore difficilement sa démarche. La romancière va l’inciter et lui donner les moyens d’aller jusqu’au bout de son projet de réforme, en fournissant ainsi une preuve éclatante de la culture de l’homme du peuple et de sa vertu messianique. Au contact de la romancière, Perdiguier va mûrir et nourrir ses sujets, son écriture, comprendre comment poser la première pierre de ce qui ne s'est encore pas écrit : une histoire du peuple et de sa pensée.Dès lors l’influence de Perdiguier grandit sans cesse et on peut en voir la preuve dans sa double élection dans la Seine et en Vaucluse lors des élections législatives de 1848. Il choisira Paris. Trois ouvriers sur 900 députés sont amenés là par le suffrage universel masculin. Perdiguier obtient la gloire en faisant célébrer une fête de la réconciliation par les membres des divers Devoirs, mais les conditions économiques, les désillusions des ouvriers parisiens, l'émeute, et plus encore la répression des Journées de Juin vont rendre bien aléatoires les succès de Perdiguier.
Aux premières heures de cette Seconde République, Sand elle déploie une intense activité de publiciste, de dramaturge, d’auxiliaire du ministre de l’Intérieur et de l’Instruction publique, demande au besoin une aide que Perdiguier lui refuse. C’est au 16ème Bulletin de la République publié par le Gouvernement provisoire, mais rédigé par Sand que l’on imputera la responsabilité des émeutes parisiennes de mai 48. Cette désillusion et injustice profondes provoqueront la retraite définitive de Sand à Nohant.
Après la terrible répression de juin 48 (2.000 morts et 12.000 arrestations, 4.000 déportations), Perdiguier qui n’est pas un tribun, ne peut que combattre en vain les mesures de répression, et opposer son expérience personnelle de travailleur aux politiciens réactionnaires de l’envergure de Thiers. Perdiguier sera pourtant réélu, à l'Assemblée législative, dans les rangs démocrates-socialistes aux côtés d’Eugène Sue, en mai 1849 alors que le parti de l’Ordre triomphe. Il est emprisonné au moment du coup d'État du 2 décembre 1851, avant d'être expulsé de France. Il se réfugie en Belgique quelques mois, puis à Genève, où il demeure jusqu'en décembre 1855, y donne des cours de dessin.
C'est là qu'il fait paraître l'ouvrage qui, pour la postérité, demeure certainement son chef-d'oeuvre : les Mémoires d'un Compagnon, en deux volumes datés de 1854-1855, chez l'éditeur Duchamp, proscrit républicain, à qui il intente un procès pour avoir porté atteinte à sa liberté d’expression. Sand, elle, publie à ce moment Histoire de ma vie et reste en contact avec l'exilé.
Durant les années d’exil, Lise Perdiguier, est le courageux agent du poète-ouvrier auprès de Sand qui manœuvre pour obtenir de l’Empereur – ancien socialiste - la grâce de ses amis proscrits. Le retour de Perdiguier en décembre 55 prouve l’efficacité de la coopération féminine et de la solidarité socialiste, tandis que l’écriture ouvrière se voit encore frappée d’ostracisme, et ce de la part même de proscrits républicains.
Revenu à Paris, Perdiguier installe une école de trait dans le XIIe arrondissement, rue Traversière. Il y ajoute une librairie à l'usage des compagnons et, en général, des ouvriers du faubourg Saint-Antoine tout proche. En hommage à Perdiguier et en souvenir de leur lutte commune passée, Sand écrit alors La Ville noire, roman qui interroge le devenir du poète-ouvrier, celui du Compagnonnage et le rôle de transformation sociale des femmes. Sand pourtant conseille à Perdiguier de s’abstenir de faire de la politique, Perdiguier n’en fait rien ; il édite des brochures républicaines et entreprend un dernier Tour de France en 1863, alors que l’Assemblée législative retrouve du pouvoir et que se prépare la première internationale ouvrière.
A quelques temps de la première internationale ouvrière et de la création, en 1864, des Devoirs unis prônés par Perdiguier, l’histoire des associations ouvrières retrouvent de l’intérêt. Il semble que Sand ne l’ait pas bien perçu, et qu’elle n’ait pas compris la portée symbolique et politique du dernier Tour de France du menuisier en 1863. Pour Sand, ce qui fait le génie de l’action de Perdiguier, c’est de tenter de résoudre le paradoxe entre la conservation des prérogatives de sociétés particulières et l’intégration dans une société mère, notamment par la culture du sentiment de fraternité. Elle ne cherche pas tant à faire du Compagnonnage un conservatoire (ce à quoi se laisse aller Perdiguier), qu’à montrer les voies permettant aux compagnons de composer avec le modernisme afin de survivre dans une communauté capable, après réforme par les femmes, de cordialité et de sagesse, et sensible à des formes non académiques de littérature.
Ils vont mourir à quelques mois d’intervalle, elle, le 8 juin 1876 après lui (né en 1805), qui meurt, dans la misère, le 26 mars 1875 en désavouant l'un(e) et l'autre la Commune. S’il en est ainsi c’est que Sand et Perdiguier avaient tous deux espéré en une réalisation future de l’idéal socialiste compris comme un sentiment moral et fraternel.

Bibliographie

Briquet Jean : Agricol Perdiguier éditions de la Butte aux Cailles 1981.

• Czyba Luce : " La femme et le prolétaire dans Le Compagnon du Tour de France" in George Sand, colloque de Cerisy, SEDES, 1983.

• Hecquet Michèle : Poétique de la Parabole. Les romans socialistes de George Sand. 1840-1845. Klincksieck, 1992

• Perdiguier Agricol :

- Correspondance inédite avec G. Sand et ses amis. Lettres choisies et annotées par Jean Briquet, Paris, Klincksieck, 1966.
- Le livre du Compagnonnage. Marseille, Laffite reprints 1985
- Mémoires d'un Compagnon, présentation par M. le Professeur Maurice Agulhon, Paris, Imprimerie Nationale, 1992

• Sand George :

- Le Compagnon du Tour de France. Edition René Bourgeois, Presses universitaires de Grenoble, 1988
- Questions d'art et de littérature. Egham, RHBNC, 1992
- Correspondance. Edition G. Lubin, Garnier frères 1966-1991
- Histoire de ma vie. Pirot 1996- 2004 ou Edition Damien Zanone 2 volumes Garnier Flammarion 2001
- La ville noire. Edition Jean Courrier, Meylan, 1989

• Watrelot Martine :

- Le Rabot et la Plume. Le Compagnonnage littéraire au temps du Romantisme populaire. Editions Septentrion, Villeneuve-d'Ascq, 2002.
- « Tours et détours du voyage de formation des Compagnons du Devoir. 1840-1846. » in revue R.I.T.M. n°29 université Paris X, 2003 pp.71-87
- « Le Compagnon du Tour de France entre tradition et invention ». Colloque international George Sand à Cerisy-la-salle « Ecriture sandienne : pratiques et imaginaires » du 01/07/04 au 07/07/04. Actes à paraître.
- « Le compagnon du Tour de France de Sand et Le juif errant d’Eugène Sue » in George Sand Studies n°22. Kent State University (USA). pp.68-79
- « Le rabot et la plume » in Revue d’Histoire du XIXème siècle, n°22 fin 2001. pp.215-220.
- « George Sand, Agricol Perdiguier et Flora Tristan » Revue Les amis de George Sand n°25 pp. 67-83.
- « George Sand et le Compagnonnage » in Revue Le jardin d’essai n°32, 2004, numéro spécial consacré à George Sand pp.72-82.
- « La femme et le Compagnon » et « Manifestation culturelle du bicentenaire de G Sand » Revue Les amis de George Sand n°26 pp. 163-164.
- « Une rencontre d’exception : Sand et Perdiguier » à paraître octobre 2004 in revue Compagnons et maîtres-d’œuvre.
- « De la Vertu d'Avignonnais » article pour le site de l'association 1851.
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