[Nohant, 17 avril 1862]
Vous décerner des éloges, cela ne convient pas, n’est-ce pas, Monsieur ? Vous êtes à une hauteur où l’on n’est plus discutable, où les défauts, si on en a, sont et doivent être acceptés comme la couleur des qualités. Que la griffe caresse ou déchire, c’est celle du lion, et ceux qui font la grimace n’en sont pas moins vaincus.
Cette grimace d’horreur et d’effroi, je la fais souvent en vous lisant ; les désespérances de votre pensée sur la pauvre race humaine me font souvent saigner le cœur. Et j’ai besoin de me rappeler que vous faites une guerre héroïque et acharnée à nos abominables institutions, répressions à nos impitoyables préjugés, pour m’abstenir des plaintes et même des reproches.
Mais vous nous consolez ; vous nous montrez dans la suite de ces terribles réveils que vous n’êtes pas le méchant Dante qui invente l’enfer mais aussi le bon Virgile qui montre le chemin du ciel. Vous nous direz qu’on peut se réhabiliter et s’apaiser avant l’autre vie, non pas seulement avec une croix sur la poitrine et la parole d’un bon prêtre, mais par la force des croyances et l’ascendant de la vertu. Vous ne maudirez pas cette pauvre terre où l’on pourrait être heureux et bon si l’on savait. Vous ne nous laisserez pas aux prises avec cette idée qu’il n’y a de paix qu’à l’heure où l’on tombe sous la main des bourreaux pour ne plus se relever.
Je plaide la cause de mon utopie : le bien possible dès cette vie sans souffrances insupportables ; le beau certain dans l’autre vie pour qui a su se l’assurer. Vous me laisserez crier dans le désert si votre génie a porté la sentence implacable. Je ne vous en lirai pas moins avec un religieux respect pour cette plénitude de force et cette hauteur de volonté qui vous font si grand.
J’ai eu le grand plaisir de voir Mme Hugo et un de vos fils à Paris. Me voilà revenue à mon hermitage, où j’ai lu votre second volume [des Misérables]. Je suis bien touchée d’avoir reçu l’exemplaire signé de vous, et mon cœur vous remercie vivement de ce bon souvenir si précieux pour moi.

George Sand

17 avril 62.Correspondance, Tome XVII, avril 1862-juillet 1863, Garnier, Paris, 1983, pp.32-33.

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