Un coin de la Marche et du Berry : les tapisseries du Château de Boussac
L’Illustration (3 juillet 1847)

Le Berry n’est pas ce qu’on juge quand on l’a traversé seulement par les routes royales, dans ses parties plates et tristes, de Vierzon à Châteauroux, à Issoudun ou à Bourges. C’est vers La Châtre qu’il prend du style et de la couleur ; c’est vers ses limites avec la Marche qu’il devient pittoresque et vraiment beau.
En remontant l’Indre jusque vers les hauteurs où il cache sa source, on arrive à Sainte-Sévère, ancienne ville bâtie en précipice sur le versant rapide au fond duquel coule la rivière. Jusqu’à nos jours, il était presque courageux de descendre la rue principale et de traverser le gué. A présent, routes et ponts se hâtent de rendre la circulation facile et sûre aux sybarites de la nouvelle génération. Sainte-Sévère est illustre dans les annales du Berry et dans celles de la France ; c’est la dernière place de guerre qui fut arrachée aux Anglais sur notre ancien sol. Ils y soutinrent un assaut terrible, où le brave Duguesclin, aidé de ses bons hommes d’armes et de rudes gares de l’endroit, les battit en brèche avec fureur. Ils furent forcés promptement de se rendre et d’évacuer la forteresse, qui élève encore ses ruines formidables et le squelette de sa grande tour sur un roc escarpé. Nous l’avons vue entière et fendue de haut en bas par une grande lézarde garnie de lierre ; monument glorieux pour le pays, et superbe pour les peintres. Mais, durant l’avant-dernier hiver, la moitié de la tour fendue s’écroula tout à coup avec un fracas épouvantable, qui fut entendu à plusieurs lieues de distance. Telle qu’elle est maintenant, cette moitié de tour est encore belle et menaçante pour l’imagination ; mais, comme elle est trop menaçante en réalité pour les habitations voisines, et surtout pour le nouveau château bâti au pied, il est probable qu’avant peu, soit par la main des hommes, soit par celle du temps, elle aura entièrement disparu. On a longtemps conservé dans l’église de Sainte-Sévère le dernier étendard arraché aux Anglais. Nous ignorons s’il y est encore ; on nous a dit qu’il était conservé au château par M. le comte de Vilaines, dont le nouveau parc, jeté en pente abrupte sur le flanc du ravin, est une promenade admirable. Non loin de Sainte-Sévère, on entre, par Boussac, dans le département de la Creuse. Mais, jusqu’à Toul-Sainte-Croix, quatre lieues au-delà, sur l’arête élevée des collines qui forment comme une limite naturelle aux deux provinces du Berry et de la Marche, on foule encore l’ancien sol berruyer. Les paysans parlent presque tous la langue d’oc et la langue d’oïl, et, dans sa sauvagerie marchoise, la campagne conserve encore quelque chose de la naïveté berrichonne.

Boussac est un précipice encore plus accusé que Sainte-Sévère. Le château est encore mieux situé sur les rocs perpendiculaires qui bordent le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conservé, est un joli monument du moyen âge, et renferme des tapisseries qui mériteraient l’attention et les recherches d’un antiquaire.
J’ignore si quelque indigène s’est donné le soin de découvrir ce que représentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvragés, longtemps abandonnés aux rats, ternis par les siècles, et que l’on répare maintenant à Aubusson avec succès. Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affectées au local de la sous-préfecture), on voit le portrait d’une femme, la même partout, évidemment ; jeune, mince, longue, blonde et jolie ; vêtue de huit costumes différents, tous à la mode de la fin du XVe siècle. C’est la plus piquante collection des modes patriciennes de l’époque qui subsiste peut-être en France : habit du matin, habit de chasse, habit de bal, habit de gala et de cour, etc. Les détails les plus coquets, les recherches les plus élégantes y sont minutieusement indiqués. C’est toute la vie d’une merveilleuse de ce temps-là. Ces tapisseries, d’un beau travail de haute lisse, sont aussi une œuvre de peinture fort précieuse, et il serait à souhaiter que l’administration des beaux-arts en fît faire des copies peintes avec exactitude pour enrichir nos collections nationales, si nécessaires aux travaux modernes des artistes.
Je dis des copies, parce que je ne suis pas partisan de l’accaparement un peu arbitraire, dans les capitales, des richesses d’art éparses sur le sol des provinces. J’aime à voir ces monuments en leur lieu, comme un couronnement nécessaire à la physionomie historique des pays et des villes. Il faut l’air de la campagne de Grenade aux fresques de l’Alhambra. Il faut celui de Nîmes à la Maison Carrée. Il faut de même l’entourage des roches et des torrents au château féodal de Boussac ;et l’effigie des belles châtelaines est là dans son cadre naturel.
Ces tapisseries attestent d’une grande habileté de fabrication et d’un grand goût mêlés à un grand savoir naïf chez l’artiste inconnu qui en a tracé le dessin et indiqué les couleurs. Le pli, le mat et les lustrés des étoffes, la manière, ce qu’on appellerait aujourd’hui le chic dans la coupe des vêtements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu’à la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une facilité dont les outrages du temps et de l’abandon n’ont pu triompher.
Dans plusieurs de ces panneaux, une belle jeune enfant, aussi longue et ténue dans son grand corsage et sa robe en gaine que la dame châtelaine, vêtue plus simplement, mais avec plus de goût peut-être, est représentée à ses côtés, lui tendant ici l’aiguière et le bassin d’or, là un panier de fleurs ou des bijoux, ailleurs l’oiseau favori. Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l’encadrent comme deux supports d’armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche, et il y a quelque chose d’asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide.
Mais voici ce qui a donné lieu à plus d’un commentaire : le croissant est semé à profusion sur les étendards, sur les bois des lances d’azur, sur les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette créature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.
Ces tapisseries viennent, on l’affirme, de la tour de Bourganeuf, où elles décoraient l’appartement du malheureux Zizim ; il en aurait fait présent au seigneur de Boussac, Pierre d’Aubusson, lorsqu’il quitta la prison pour aller mourir empoisonné par Alexandre VI. On a longtemps cru que ces tapisseries étaient turques. On a reconnu récemment qu’elles avaient été fabriquées à Aubusson, où on les répare maintenant. Selon les uns, le portrait de cette belle serait celui d’une esclave adorée dont Zizim aurait été forcé de se séparer en fuyant à Rhodes ; selon un de nos amis, qui est, en même temps, une des illustrations de notre province*, ce serait le portrait d’une dame de Blanchefort, nièce de Pierre d’Aubusson, qui aurait inspiré à Zizim une passion assez vive, mais qui aurait échoué dans la tentative de convertir le héros musulman au christianisme. Cette dernière version est acceptable, et voici comment j’expliquerais le fait : lesdites tentures, au lieu d’être apportées d’Orient et léguées par Zizim à Pierre d’Aubusson, auraient été fabriquées à Aubusson par l’ordre de ce dernier, et offertes à Zizim en présent pour décorer les murs de sa prison, d’où elles seraient revenues, comme un héritage naturel, prendre place au château de Boussac. Pierre d’Aubusson, grand maître de Rhodes, était très porté sur la religion, comme chacun sait (ce qui ne l’empêcha pas de trahir d’une manière infâme la confiance de Bajazet) ; on sait aussi qu’il fit de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi de ses pères. Peut-être espéra-t-il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort opérerait ce miracle. Peut-être lui envoya-t-il la représentation répétée de cette jeune beauté dans toutes les séductions de sa parure, et entourée du croissant en signe d’union future avec l’infidèle, s’il consentait au baptême. Placer ainsi sous les yeux d’un prisonnier, d’un prince musulman privé de femmes, l’image de l’objet désiré, pour l’amener à la foi, serait d’une politique tout à fait conforme à l’esprit jésuitique. Si je ne craignais d’impatienter mon lecteur, je lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l’éloignement des licornes (symbole de virginité farouche, comme on sait) de la figure principale. La dame, gardée d’abord par ces deux animaux terribles, se montre peu à peu placée sous leur défense, à mesure que les croissants et le pavillon turc lui sont amenés par eux. Le vase et l’aiguière qu’on lui présente ensuite ne sont-ils pas destinés au baptême que l’infidèle recevra de ses blanches mains ? Et, lorsqu’elle s’assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front, n’est-elle pas la promesse d’hyménée, le gage de l’appui qu’on assurerait à Zizim pour lu faire recouvrir son trône, s’il embrassait le christianisme, et s’il consentait à marcher contre les Turcs à la tête d’une armée chrétienne ? Peut-être aussi cette beauté est-elle la personnification de la France. Cependant, c’est un portrait, un portrait toujours identique, malgré ses diverses attitudes et ses divers ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu’un quart d’heure d’examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire omet ou amplifie à son insu, une solution tout aussi absurde qu’on pourrait l’attendre d’un antiquaire de profession.
Car, après tout, le croissant n’a rien d’essentiellement turc, et on le trouve sur les écussons d’une foule de familles nobles en rance. La famille des Villelune, aujourd’hui éteinte, et qui a possédé grand nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous avons cherché, et il reste à trouver : c’est le dernier mot à des questions bien plus graves.
A deux lieues de Boussac, à travers des sentiers de sable fin semé de rochers, et souvent perdus dans la bruyère, on arrive aux pierres Jomâtres, ou Jo-math, comme disent nos savants, ou Jo-mares, comme disent les rustiques. C’est un véritable cromlech gaulois, dont j’ai peut-être beaucoup trop parlé dans un roman intitulé Jeanne, mais que l’on peut toujours explorer avec intérêt, qu’on soit artiste ou savant. Le lieu est austère, découvert et imposant, sous un ciel vaste et jeté au sein d’une nature pâle et dépouillée qui a un grand cachet de solitude et de tristesse.

SAND George, Promenade dans le Berry. Mœurs, coutumes, légendes. Préface de Georges Lubin, Complexe, s.l., 1992, coll. Le Regard Littéraire, n°55, pp.94-101.


*M. de la Touche, qui a chanté en beaux vers et décrit en noble prose les grâces et les grandeurs des sites du Berry et de la Marche.